32 – L’EXÉCUTEUR MUET

Il était neuf heures du soir.

Soudain, le policier prêta l’oreille ; un léger bruit se percevait à l’extrémité de l’appartement : celui d’une clé que l’on introduit dans la serrure.

— Je parie cent francs contre deux sous que c’est mon ami Fandor qui vient me rendre visite !

— Ça va, ce soir ?

— Ça va.

— ... Et alors, Fandor, pourquoi viens-tu ?

— Parce que... c’est pour ce soir, Juve.

— Alors, tu viens, maudit journaliste, prendre une dernière interview du célèbre inspecteur de la Sûreté et t’organiser, en bon reporter que tu es, pour que La Capitale ait d’ores et déjà les plus minutieux détails sur cet effroyable crime et puisse dès l’aube publier une édition spéciale !

« ... Demandez le drame de la rue Bonaparte ! Un policier démoli par les apaches. Juve vaincu par Fantômas ! »

— Vous m’en voudriez, Juve, déclara-t-il sur le même ton gouailleur, de passer à côté d’un aussi sensationnel reportage, pas vrai ?

— C’est exact. Il n’y a pas de beaux crimes, de belles affaires policières sans Juve et Fandor.

— Juve, interrogea Fandor, que craignez-vous exactement ?

— Je ne crains rien, rétorqua le policier, mais je me méfie.

— Bien, que comptez-vous faire ?

— J’ai posté deux agents dans la loge de la concierge, j’ai chargé mon revolver, et j’ai confortablement dîné. Ce que je vais faire, c’est encore plus simple. Vers onze heures et demie, je me coucherai, comme d’habitude, j’éteindrai ma lampe. Mais au lieu de m’efforcer de dormir, je m’efforcerai tout au contraire de demeurer éveillé. À dîner, j’ai triplé la dose de café. Dès que je t’aurai reconduit, j’absorberai une quatrième tasse...

— Pardon, dit Fandor, mais je ne m’en vais pas...

— Ah bah ?...

— Je reste ici.

— Je ne dis pas, Fandor, que, jusqu’à présent, ta présence ne me soit pas agréable, et je te suis reconnaissant de cette marque d’extrême sympathie que tu me donnes... ne proteste pas, Fandor, je sais que je pouvais compter sur toi, j’irai plus loin, je m’y attendais ; mais enfin, mon enfant, il faut tout prévoir. Je veux m’en aller, tranquille, les pieds devant, à l’idée que j’aurai en toi, Fandor, un véritable successeur, un continuateur de l’œuvre entreprise. Je veux, du fond de ma tombe, si d’aventure on réfléchit lorsqu’on est à six pieds sous terre, me rassasier de cette idée que Fantômas, après ma mort, ne sera pas...

— C’est idiot, Juve, tout ce que vous racontez là. Vous êtes menacé par Fantômas, j’arrive pour vous prêter main forte, qu’y a-t-il d’extraordinaire ?

— C’est... que je n’ai pas de lit pour te coucher !

— Que voulez-vous dire ? vous êtes, Juve, plus énigmatique que jamais !

Juve, à grands pas, se dirigea vers l’antichambre ; il montra une lampe à Fandor :

— Viens, dit-il, et éclaire-moi.

Juve sortit de l’appartement, gagna l’escalier.

— Où allons-nous ? interrogea Fandor.

Déjà le policier avait gravi un étage :

— Au grenier, répondait-il.

Un quart d’heure après, Juve et Fandor, avec les pires difficultés car le couloir était étroit, encombré de meubles, introduisaient dans la chambre à coucher un immense panier d’osier à claire-voie, qu’ils avaient descendu du sixième.

— Ouf ! fit Juve en s’épongeant le front, on ne croirait jamais que c’est si lourd.

Fandor souriait :

— C’est qu’il y a un tas de saloperies dans ce machin-là ! Vraiment, Juve, vous n’êtes pas homme d’ordre !... accumuler toutes ces saletés...

Juve, sans répondre, vidait le panier, en extrayait des livres, du linge, des morceaux de bois, de lourds dossiers, des carrés de tapis, des rouleaux de papier, tout enfin ce que l’on peut confier à un grand et vieux panier destiné à se désagréger sous les combles d’une maison que l’on habite depuis quinze ans.

Le panier vide, Juve regarda Fandor :

— Quelle taille as-tu ? interrogea-t-il.

Fandor ouvrit des yeux ronds, il consulta un instant sa mémoire :

— Si j’ai bon souvenir, la toise me reconnaît un mètre soixante-quinze.

Juve avait tiré son mètre de poche et mesurait la longueur du panier :

— Il y a du bon, murmurait-il, tu vas être installé là-dedans comme un roi et j’en suis enchanté, car rien ne m’aurait été désagréable comme de t’imposer une nuit à la crapaudine.

— Ah ! vous avez l’hospitalité gaie, Juve ; vous bouclez vos invités en cage, maintenant ?

— En cage, oui, petit !...

Tout en bavardant, Juve avait placé un matelas au fond du panier d’osier et mis par-dessus deux couvertures ; puis il disposait sur le tout un oreiller... Juve, qui tapotait la literie pour l’égaliser, assurait en riant :

— Tu dormirais merveilleusement là-dedans, Fandor, si la consigne n’était pas de ronfler... pour la frime !

Le journaliste, habitué aux extraordinaires combinaisons de son ami, hochait la tête.

Juve expliqua :

— Si tu m’avais prévenu de tes intentions, je t’aurais confectionné des engins de protection, semblables à ceux que je me destine, vois plutôt.

Juve, qui avait quitté sa veste et son gilet et déjà passé sa chemise de nuit avec la rapidité d’un homme qui éprouve le besoin de vite se coucher, tira d’un placard trois ceintures, larges de cinquante centimètres, hérissées de pointes.

— Vois-tu, Fandor, déclara Juve, en montrant ces cuirasses d’un nouveau genre à son ami, je m’en vais être complètement à l’abri lorsque je serai enveloppé là-dedans... Ah! poursuivit-il, j’allais oublier mes jambières !

Juve retourna au placard, prit deux autres ceintures également munies de pointes. Fandor considéra cet attirail, stupéfait. Juve, tout en revêtant ce curieux harnachement, remarquait, enjoué :

— Par exemple, ça va me coûter une paire de draps.

— Qu’est-ce que cela signifie, Juve, vous avez perdu la tête ?

— Je tiens au contraire à la conserver, et c’est pour cela que je m’habille en chevalier du Moyen Âge, au sens exact du mot.

— Ce dispositif n’est pas nouveau : te souviens-tu du fameux Liabeuf qui, sachant avec quelle infaillible régularité la police a l’habitude d’empoigner par les bras les individus qu’elle arrête, avait eu l’ingénieuse idée de porter sous sa veste des brassards, semblablement garnis de clous ? Lorsque les agents voulaient l’appréhender, ils se meurtrissaient les mains...

— Je sais, mais...

Le policier, soudain, posait un doigt sur sa bouche :

— Il suffit, Fandor ; la pendule marque onze heures vingt et j’ai l’habitude d’être couché à onze heures et demie, Fantômas ne doit pas l’ignorer. Colle-toi dans ton panier, fermes-en soigneusement le couvercle, tu n’auras pas trop chaud. D’ailleurs, je laisse la fenêtre entrebâillée.

— Diable ! la fenêtre c’est un peu dangereux !

— C’est une de mes habitudes, et pour ne pas donner l’éveil à Fantômas, je ne change rien à ma façon de faire.

— Attention maintenant, Fandor, ne fermons pas l’œil de la nuit, mais ne prononçons pas une parole ; quoi qu’il arrive, entends-tu bien, évite de bouger. Toutefois, lorsque je t’appellerai, fais de la lumière aussitôt et viens à moi.

— Compris, déclara l’ami du policier.

***

— Allume, Fandor ! hurla Juve.

Un bruit de lutte, le choc sourd d’une chute sur le plancher, affola le journaliste... Dans l’obscurité, il entendait Juve qui geignait, raclait le sol de ses chaussures... s’arc-boutait, résistait à quelque indéfinissable agresseur...

— Fais vite, bon Dieu !

Fandor marcha sur le verre de lampe qui se brisa... Il trébucha, donna de la tête contre une armoire, rebondit en arrière, soudain il poussa un cri effroyable.

Ses mains tendues, écartées, ouvertes dans le noir, avaient frôlé un corps froid visqueux qui lui glissait rugueux sous les paumes...

— Fandor... à moi... Fandor !...

— Ah ! nom de Dieu de malheur !...

— À moi !... vite !...

Soudain, il prit une résolution suprême.

Renonçant à chercher à tâtons dans la chambre de quoi faire la lumière, Fandor se précipita à côté dans le bureau de travail, y trouva une autre lampe qu’il alluma en hâte et rapporta :

Juve, à genoux par terre, était couvert de sang :

— Juve ! hurla Fandor...

— Ça va bien ! criait-il d’une voix triomphante, Fandor, il y a quelqu’un de saigné, mais ça n’est pas moi.

— Écoute ? entends-tu ce petit sifflement.

— Oui, mais j’ai entendu cela tout à l’heure.

— Moi aussi, c’était « l’exécuteur » qui arrivait, de même que c’est l’exécuteur qui s’en va !

Le policier rentra dans la chambre, ferma la fenêtre, tira les rideaux et s’installa sur une chaise pour enlever successivement ses jambières, sa ceinture, ses brassards.

Avec des précautions infinies, Juve étendait ses terribles défenses sur la table, les pointes en l’air.

Curieusement il considérait les taches de sang les minuscules lambeaux de chair restés sur l’extrémité des pointes dans les intervalles des clous.

— Nous n’avons plus rien à craindre désormais, fit-il de sa voix redevenue calme, le coup a été tenté... mais il est manqué…

Le policier se replongeait dans l’examen attentif des sanguinolents vestiges laissés par son mystérieux agresseur :

— Juve, Juve, de grâce, expliquez-vous nettement, dites-moi ce qu’il y a, ce que c’est, que vient-il d’arriver ?

Le policier ouvrit de grands yeux étonnés pour considérer le journaliste :

— Tu n’as donc pas compris, petit ?

— Non, non et non !

— Écoute Fandor, qui a pu broyer le cadavre de la Cité Frochot, essayer d’étouffer Dixon, sortir de la valise apportée par Chaleck et pousser Joséphine à se jeter par la fenêtre ?...

Le collaborateur, mystérieux, anonyme, redoutable et puissant de Fantômas, n’est autre qu’un animal... un serpent !

Serpent dressé, charmé, pour mieux dire, et qui, sur l’injonction de son maître, va où il faut, étreint ce qu’on veut et revient ensuite à l’appel de celui qui le fascine, dont il est la chose !

Après avoir longtemps soupçonné son existence j’ai commencé à en être sûr lorsque j’ai découvert dans le salon de l’hôtel de Neuilly une pellicule qui n’était autre qu’une écaille de sa peau. C’est pourquoi, m’attendant à sa visite cette nuit, je m’étais bardé de fer comme un preux chevalier.

— Juve, s’écria Fandor, si je n’avais pas eu la malchance de renverser cette lampe, sûrement nous aurions pu nous emparer de cette horrible bête...

— Sans doute... mais... qu’en aurions-nous fait ? il vaut mieux, après tout, qu’il soit retourné à Fantômas ; j’imagine que le gaillard en soignant les plaies de son extraordinaire complice doit fichtrement se demander ce qui s’est passé !

— Mais, interrompit Fandor... vous ne me l’avez toujours pas dit ?

— Quoi ?

— Eh bien, ce qui s’est passé !

Le visage du jeune homme exprimait une telle curiosité, que Juve l’ayant observé, éclata de rire.

— Journaliste, va ! s’écria-t-il... incorrigible reporter... Alors on ne peut rien te cacher à toi... Eh bien soit, prends des notes pour l’article que tu publieras plus tard... beaucoup plus tard... quand je te le permettrai...

« Donc tout à coup, j’entends : ... Psst, Psst... ah, la sale impression... Je devine, la fenêtre entrebâillée, qui s’ouvre un peu... Entrez donc... machin... chose... je vous en prie... Crrr... Crrr. Tu l’as entendu comme moi, Fandor, gratter ses répugnantes écailles aux planches du parquet ?... mais tu ne savais pas, tandis que moi... sans l’avoir jamais vu j’étais sûr que c’était lui... le serpent !... Comme j’écoutais, les muscles tendus, contractés, les nerfs en pelote, je sens soudain mon drap qui bouge... la sale bête est bougrement dressée à monter à l’assaut des lits – souviens-toi de l’agression de Dixon – et brusquement c’est l’étreinte, violente, rapide comme un coup de fouet qui vous enveloppe... je suis bousculé, soulevé, secoué, arraché comme une plume, jeté à bas de mon lit... ah ! fichtre, c’est joliment fort ces animaux-là... Et ficelé ? Fandor ? Ficelé comme une saucisse ! les bras collés au tronc, les reins comprimés... je ne voulais encore rien dire... j’avais foi dans ma ferraille, mais, pourquoi le cacher, Fandor... j’ai eu le trac, le vrai, le grand, l’immense trac... Et j’ai hurlé : Fandor... à moi !... »

« Il commençait à serrer terriblement lorsque soudain j’ai senti sur ma peau couler un liquide froid... du sang ! La bête était blessée... Nous luttions encore... et tu trébuchais dans le noir, et tu pilais le verre de lampe, et moi j’étouffais peu à peu... Ma vie entière, je m’en souviendrai... Aussi quel soupir, quelle joie, lorsque tout d’un coup l’étreinte s’atténue, le lien lâche... il abandonne la partie, il s’éloigne... Crrr... Crrr... Psst... Psst... la saleté de reptile rampe sur le sol, gagne la fenêtre, siffle éperdument... et disparaît, où, comment, pourquoi ?... Ah ! Fantômas ne devait pas être loin... »

« Par exemple, lorsque j’ai eu compris que tu avais flanqué la lampe à terre, lorsque je t’ai entendu bousculer tout dans la chambre sans savoir ce que tu faisais, j’ai éprouvé une terrible angoisse. Si jamais l’animal s’était avisé de te sauter dessus ! »

— Bah ! vous m’auriez encore tiré d’affaire.

— Tiré d’affaire !... Merci, petit, balbutia Juve tout ému... merci pour cette bonne pensée.

— Allons, allons, un peu de courage, la chance tourne et il me semble qu’elle s’oriente de notre côté !

« Les choses pour Fantômas vont de mal en pis ! »

« Allons, allons, nous le bouclerons !... je te dis, Fandor, que nous le bouclerons avant qu’il soit longtemps. »